« Quand le riz devient un produit financier »

C’est un excellent papier de Jean Ziegler relayé par Olivier Berruyer sur son site lescrises.fr, concernant la spéculation sur les produits alimentaires.

Je suis parfaitement en accord avec la proposition qui consiste à dire que, ne pourrait intervenir sur ces marchés boursiers de matières premières agricoles, que ceux dont c’est le métier comme par exemple les industriels du secteur agro-alimentaire.

Si la JP Morgan ou Goldman Sachs devait se faire livrer à leur siège social 300 000 tonnes de riz ou de blés, ils riraient un peu moins… quoi que pour le « blé » ils pourraient quand même aimer ça, de même que l’oseille !

Charles Sannat

 

Pour son entrée en fonctions, au début de janvier, le nouveau directeur général de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, M. José Graziano da Silva, a promis d’augmenter les ressources destinées à l’Afrique, la « priorité » de son mandat. Mais au-delà de l’aide ponctuelle — nécessaire —, il faudrait soustraire les matières premières agricoles au système de spéculation, comme le proposent des économistes.

Une route droite, asphaltée, monotone. Les baobabs défilent, la terre est jaune, poussiéreuse, malgré l’heure matinale. Dans la vieille Peugeot noire, l’air est étouffant, irrespirable. En compagnie de l’ingénieur agronome et conseiller en coopération de l’ambassade de Suisse, M. Adama Faye, et de son chauffeur, M. Ibrahima Sar, nous roulons en direction du nord, vers les grands domaines du Sénégal. Pour mesurer l’impact de la spéculation sur les produits alimentaires, nous disposons, étalés sur nos genoux, des derniers tableaux statistiques de la Banque africaine de développement. Mais M. Faye sait qu’une autre démonstration nous attend, plus loin. La voiture pénètre dans la ville de Louga, à 100 kilomètres de Saint-Louis. Puis, soudain, s’arrête :« Viens ! Allons voir ma petite sœur, lance-t-il. Elle n’a pas besoin de tes statistiques pour expliquer ce qui se passe. »

Un marché pauvre, quelques étals au bord de la route. Des monticules de niébé, du manioc, quelques poules qui caquettent derrière leur grillage. Des arachides, quelques tomates ridées, des pommes de terre. Des oranges et des clémentines d’Espagne. Pas une mangue, un fruit pourtant si réputé au Sénégal. Derrière l’un des étals de bois, vêtue d’un ample boubou jaune vif et d’un foulard de tête assorti, une jeune femme bavarde avec ses voisines : Aïcha, la sœur de M. Faye. Elle répond à nos questions avec vivacité, mais, à mesure qu’elle parle, sa colère monte. Bientôt, sur le bord de la route du Nord, un bruyant et joyeux attroupement d’enfants de tous âges, de jeunes, de vieilles femmes, se forme autour de nous.

Le sac de riz importé de 50 kilos coûte 14 000 francs CFA (1). Du coup, la soupe du soir est de plus en plus liquide. Seuls quelques grains sont autorisés à flotter sur l’eau dans la marmite. Chez le marchand, les femmes achètent désormais le riz au gobelet. La petite bouteille de gaz est passée, en quelques années, de 1 300 à 1 600 francs CFA ; le kilo de carottes, de 175 à 245 francs CFA ; la baguette de pain, de 140 à 175 francs CFA. Quant à la barquette de trente œufs, son prix a augmenté en une année de 1 600 à 2 500 francs CFA. Il n’en va pas différemment pour les poissons. Aïcha affecte maintenant de se quereller avec ses voisines, trop timides, à son avis, dans la description qu’elles font de leur situation : « Dis au Toubab ce que tu paies pour un kilo de riz ! Dis-le-lui, n’aie pas peur ! Tout augmente presque tous les jours. »

C’est ainsi que, lentement, la finance affame les populations. Sans que celles-ci comprennent toujours les mécanismes sur lesquels repose la spéculation.

Un dispositif perverti

Tout commence par une singularité, car l’échange des produits agricoles ne fonctionne pas tout à fait comme les autres : sur ce marché, on consomme davantage qu’on ne vend. Ainsi, « le commerce international des céréales représente à peine plus de 10 % de la production, toutes cultures confondues — 7 % pour le riz », estime l’économiste Olivier Pastré (2), avant de conclure : « Un déplacement minime de la production mondiale dans un sens ou dans l’autre peut faire basculer le marché (3). » Face à la demande croissante, l’offre (la production) s’avère non seulement éclatée, mais extrêmement sensible aux aléas climatiques : sécheresse, grands incendies, inondations, etc.

C’est pour cette raison qu’au début du XXe siècle, à Chicago, apparaissent les produits dérivés. Ces instruments financiers dont la valeur est « dérivée » du prix d’un autre produit, appelé « sous-jacent » — tel que des actions, obligations, instruments monétaires —, étaient initialement destinés à permettre aux agriculteurs du Middle West de vendre leur production à un prix fixé préalablement à la récolte — d’où le nom de « contrat à terme ». En cas de chute des cours au moment de la moisson, l’agriculteur était protégé ; en cas de flambée, les investisseurs enregistraient un profit.

Mais, au début des années 1990, ces produits à vocation prudentielle se transforment en produits de spéculation. Heiner Flassbeck, économiste en chef de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), a ainsi établi qu’entre 2003 et 2008 la spéculation sur les matières premières au moyen de fonds indexés (4) avait augmenté de 2 300 % (5). Au terme de cette période, la flambée des prix des aliments de base a provoqué les fameuses « émeutes de la faim » qui ont secoué trente-sept pays. Les images des femmes du bidonville haïtien de Cité Soleil préparant des galettes de boue pour leurs enfants tournaient alors en boucle sur les écrans de télévision. Violences urbaines, pillages, manifestations rassemblant des centaines de milliers de personnes dans les rues du Caire, de Dakar, de Bombay, de Port-au-Prince, de Tunis, réclamant du pain pour assurer leur survie, ont fait la « une » des journaux pendant plusieurs semaines.

L’indice 2008 des prix de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) s’établissait en moyenne à 24 % au-dessus de celui de 2007, et à 57 % au-dessus de celui de 2006. Dans le cas du maïs, la production de bio-éthanol américain — dopée par quelque 6 milliards de dollars (4,7 milliards d’euros) de subventions annuelles distribués aux producteurs d’« or vert » — a considérablement réduit l’offre des Etats-Unis sur le marché mondial du maïs. Or, le maïs servant en partie à l’alimentation animale, sa rareté sur les marchés, alors que la demande en viande progresse, a aussi contribué à augmenter les prix dès 2006. « L’autre grande céréale vivrière, le riz, connut à peu près la même évolution, relève l’économiste Philippe Chalmin (6), avec des prix qui, à Bangkok, passèrent de 250 à plus de 1 000 dollars la tonne (7). » Le monde prit soudainement conscience qu’au XXIe siècle des hommes mouraient de faim par dizaines de millions. Puis le silence recouvrit de nouveau la tragédie.

Mais, depuis l’éclatement de la crise financière, la spéculation sur les matières premières alimentaires n’a fait qu’accélérer : fuyant la débâcle qu’ils avaient provoquée, les spéculateurs — notamment les plus importants, les hedge funds, ou « fonds spéculatifs » — se sont reportés sur les marchés agroalimentaires. Pour eux, tous les biens de la planète peuvent faire l’objet de paris sur l’avenir. Alors pourquoi pas les aliments dits « de base » — le riz, le maïs et le blé —, qui, ensemble, couvrent 75 % de la consommation mondiale (50 % pour le riz) ? Selon le rapport 2011 de la FAO, seuls 2 % des contrats à terme portant sur des matières premières aboutissent désormais effectivement à la livraison d’une marchandise. Les 98 % restants sont revendus par les spéculateurs avant leur date d’expiration.

Ce phénomène a pris une telle ampleur que le Sénat américain s’en est inquiété. En juillet 2009, il a dénoncé une « spéculation excessive » sur les marchés du blé, critiquant notamment le fait que certains traders détiennent jusqu’à cinquante-trois mille contrats en même temps ! Il a également dénoncé le fait que « six fonds indexés soient actuellement autorisés à tenir cent trente mille contrats sur le blé au même moment, soit un montant de vingt fois supérieur à la limite autorisée pour les opérateurs financiers standard (8) ».

Pour un contrôle mondial des prix

Le Sénat américain n’est pas le seul à s’alarmer. En janvier 2011, une autre institution a classé la hausse des prix des matières premières, notamment alimentaires, comme l’une des cinq grandes menaces pesant sur le bien-être des nations, au même titre que la guerre cybernétique ou la détention d’armes de destruction massive par des terroristes : le Forum économique mondial de Davos…

Une condamnation qui avait de quoi surprendre, étant donné le mode de recrutement de ce cénacle. Le fondateur du Forum économique mondial, l’économiste suisse Klaus Schwab, n’a pas laissé au hasard la question des admissions à son Club des 1 000 (le nom officiel du rassemblement) : seuls sont invités les dirigeants de sociétés dont le bilan dépasse le milliard de dollars. Chacun des membres paie 10 000 dollars l’entrée. Eux seuls peuvent avoir accès à toutes les réunions. Parmi eux, évidemment, les spéculateurs sont nombreux.

Les discours d’ouverture tenus en 2011 dans le bunker du centre des congrès ont pourtant clairement désigné le problème. Ils condamnèrent avec la dernière énergie les « spéculateurs irresponsables » qui, par pur appât du gain, ruinent les marchés alimentaires et aggravent la faim dans le monde. Puis, pendant six jours, une kyrielle de séminaires, de conférences, de cocktails, de rencontres, de réunions confidentielles dans les grands hôtels de la petite ville enneigée, commentèrent la question… Mais est-ce vraiment dans les salles à manger des restaurants, les bars, les bistrots à raclette de Davos que le problème de la faim dans le monde trouvera les oreilles les plus attentives ?

Pour vaincre une fois pour toutes les spéculateurs et préserver les marchés des matières premières agricoles de leurs attaques à répétition, Flassbeck propose une solution radicale : « Arracher aux spéculateurs les matières premières, notamment alimentaires (9). » Il réclame un mandat spécifique de l’Organisation des Nations unies (ONU). Celui-ci, explique-t-il, confierait à la Cnuced le contrôle mondial de la formation des prix boursiers agricoles. A partir de ce moment, seuls les producteurs, les marchands ou les utilisateurs de matières premières agricoles pourront intervenir sur les marchés à terme. Quiconque négociera un lot de blé ou de riz, des hectolitres d’huile, etc., devra être contraint de livrer le bien négocié. Il conviendra également d’instaurer — pour les opérateurs — un plancher d’autofinancement élevé. Quiconque ne ferait pas usage du bien négocié serait exclu de la Bourse.

Si elle était appliquée, la « méthode Flassbeck » éloignerait les spéculateurs des moyens de survie des damnés de la Terre et ferait radicalement obstacle à la financiarisation des marchés agroalimentaires. La proposition de Flassbeck et de la Cnuced est vigoureusement soutenue par une coalition d’organisations non gouvernementales (ONG) et de recherche (10).

Ce qui manque, pour l’instant, c’est la volonté des Etats.

Jean Ziegler