DOSSIER – Un pétrole au plus bas : une arme de conquête géopolitique massive

En un an, les cours du pétrole sont passés de 110 dollars le baril à environ 30 dollars, et n’en déplaise à tous ceux qui disent ne pas l’avoir vu venir, non seulement cet effondrement des cours était prévisible (il n’est d’ailleurs peut-être pas terminé) mais il y a fort peu de chances que la situation s’améliore avant plusieurs années. La raison en est simple : loin d’être mécanique ou liée à une quelconque baisse de la demande par exemple, cette tension extrême sur le marché du brut est volontaire, orchestrée notamment par l’Arabie saoudite et ses alliés du Golfe afin de renforcer leur stratégie de conquête géopolitique vis-à-vis du reste du monde.

Exprimée ainsi, cette analyse semble dangereusement flirter avec la théorie du complot, mais en réalité, c’est tout sauf un complot. D’abord parce que tout s’opère au grand jour. Et ensuite parce qu’il fallait vraiment porter des œillères ces trois ou quatre dernières années pour ne pas avoir envisagé le scénario qui se déroule actuellement. Revenons sur quelques indices et éléments marquants.

CHRONIQUE D’UNE BAISSE ANNONCÉE

En premier lieu, il n’aura échappé à personne que le monde moderne, en dépit de ses aspirations environnementales, est encore très fortement dépendant du pétrole. Depuis quelques décennies déjà, la plupart des pays occidentaux essaient de s’affranchir de cette dépendance en développant tout un arsenal d’alternatives énergétiques plus ou moins « écologiques » qui peinent néanmoins à faire leurs preuves. De son côté, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (l’Opep), et en premier lieu l’Arabie saoudite, sait que le contrôle du marché de l’énergie constitue la base de sa puissance économique et géopolitique dans le monde entier. Aujourd’hui, on ne refuse rien aux pays du Golfe, et ils n’ont pas vraiment envie que cela change.

Ensuite, tout le monde est conscient que le seul moyen de faire remonter les cours serait de fermer momentanément le robinet, ou tout au moins de réduire significativement la production. Or, un pétrole cher est exactement ce dont ont besoin les États-Unis (mais aussi la Russie) pour continuer à exploiter leurs propres gisements en restant rentables. Mais peut-on seulement imaginer que les pétro-monarques vont aider les Occidentaux au détriment de leurs propres intérêts ?

LES NOUVELLES MÉTHODES D’EXPLOITATION PROFITENT D’UN PÉTROLE CHER

Le fait est que, depuis le début des années 2010, avec un baril de brut entre 80 et 110 dollars, il était devenu très intéressant de prospecter et de forer à des endroits qu’on trouvait trop coûteux d’exploiter auparavant. Les États-Unis se sont ainsi endettés à hauteur de 400 milliards de dollars pour développer la production « non conventionnelle ». Les techniques elles aussi ont évolué et la captation du pétrole de schiste a par exemple permis aux États-Unis, non seulement de reconstituer leurs stocks à un niveau jamais vus depuis près d’un siècle, mais aussi de recommencer à exporter du brut, ce qui ne leur était plus arrivé depuis 40 ans. De leur côté, les Russes n’étaient pas en reste et battaient même des records historiques de production et d’exportation, eux aussi.

Par conséquent, fin 2014, malgré des prix au plus haut, le monde connaissait une véritable surproduction pétrolière. Logiquement, un certain nombre de mécanismes auraient dû alors se mettre en place pour faire baisser la fièvre de l’or noir. Des mécanismes qui dépendaient en majorité du bon vouloir de l’Opep. Ainsi, l’Arabie saoudite aurait pu par exemple réduire sa production, jouant alors son rôle de régulateur du marché.

Pourtant, le royaume saoudien comme les autres monarchies pétrolières ont choisi de ne rien faire pour endiguer cette surproduction. Et ce n’est pas étonnant.

DES COURS MAINTENUS VOLONTAIREMENT BAS

En maintenant une offre supérieure à la demande (laquelle ne cesse de baisser pour des raisons exogènes liées en grande partie au ralentissement de la croissance mondiale), l’Opep a délibérément laissé les prix s’effondrer, freinant ainsi brutalement les ambitions américaines sans pour autant nuire trop fortement à leurs propres intérêts. En effet, à 30 dollars le baril, personne ne peut plus se permettre d’exploiter le moindre gisement sans perdre énormément d’argent.

Personne, sauf l’Arabie saoudite et le Qatar qui disposent de stocks considérables et qui peuvent surtout continuer à produire à vil prix grâce à une main d’œuvre qui ne leur coûte pas grand chose, constituée presque exclusivement d’immigrés éthiopiens, pakistanais ou asiatiques, prêts à accepter n’importe quelles conditions de travail, y compris à la limite de la servitude.

Les pays producteurs hors Opep (et surtout les Américains) sont donc contraints de revoir leur perspectives de production ; ils doivent piocher dans leurs réserves et casser leur tirelire pour continuer à maintenir leurs exploitations.

D’accord, mais jusqu’à quand les Saoudiens vont-ils maintenir cette pression ? Un observateur cynique répondrait : « Jusqu’à ce que toutes les entreprises pétrolières américaines aient fait faillite. » Un observateur plus nuancé dirait… à peu près la même chose.

DES PISTES POUR FORCER LA MAIN DES SAOUDIENS

Alors, il y a bien eu quelques timides contre-attaques de l’Occident, comme par exemple la levée des sanctions qui pesaient sur l’Iran, ennemi héréditaire et culturel des princes du Golfe  (non, non, ce n’était pas un hasard du calendrier). Certains ont dû penser qu’il pouvait jouer le rôle du caillou dans la chaussure des Saoudiens, mais l’Iran n’est plus ce qu’il était, et l’appauvrissement de ses grands gisements historiques lui permet tout juste de produire un tiers de la production saoudienne. De toute façon, on ne fera que plomber davantage les prix du brut en ajoutant le pétrole iranien aux stocks mondiaux déjà bien trop élevés. Bref, cela reviendrait à soigner une grippe en tuant le malade.

D’autres croient que la solution pourrait bien venir des autres membres de l’Opep dont certains sont quasiment acculés à la faillite à cause de la stratégie drastique de leurs grands frères du Golfe. Souvent déjà fragilisés en interne, les régimes politiques de ces pays reposent généralement sur des promesses d’équilibre budgétaire directement associé à un pétrole fort, aux alentours de 100 dollars le baril. Par conséquent, le cours actuel du brut menace non seulement leurs finances mais aussi et surtout leur stabilité politique et institutionnelle car, pour le dire plus clairement, les revenus du pétrole leur permettent tout simplement d’acheter la paix sociale chez eux.

Prenons par exemple l’Algérie dont 60% des recettes fiscales viennent du pétrole et financent  largement le maintien au calme d’une population excédée par la corruption, l’inflation et le chômage. Un pétrole au plus bas signifie donc davantage de restrictions budgétaires, moins d’aides sociales et encore moins de protection contre l’islamisme radical qui attire sans cesse plus de défavorisés poussés par le désespoir.

Au Venezuela, le brut représente 95% des exportations et 50% des recettes publiques. Avec un baril à 30 dollars, le pays est désormais sur le point de sombrer dans la guerre civile à cause d’une inflation galopante (estimée à 120% en 2015) et des pénuries qui frappent les habitants depuis deux ans maintenant.

On pourrait citer également le Nigeria où le pétrole représente 35% du PIB (et 90% des exportations !) et dont le nouveau président voit ses projets de relance budgétaire gravement compromis à cause du prix du baril excessivement bas. Idem en Azerbaïdjan, au Kazakhstan et même en Russie dont les monnaies accusent une baisse brutale en raison de l’effondrement du cours du brut.

Autant d’acteurs du marché que les occidentaux s’attendent à voir réagir pour mettre la pression aux Saoudiens, même si, là encore, les leviers susceptibles d’être actionnés pour faire plier les monarchies pétrolières semblent bien faibles.

UN PROCHAIN RENVERSEMENT DE TENDANCE ?

Néanmoins, on commence à sentir un léger fléchissement dans la détermination de l’Arabie saoudite qui se dit prête à engager une procédure « d’ajustement ». Toutefois, même dans le meilleur des cas, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) ne prévoit pas de baisse effective de la production avant plusieurs mois (surtout avec le million de barils par jour supplémentaire prévu par l’Iran qui viendrait ainsi compenser la baisse de production américaine). En fait, il semble qu’on doive plutôt miser sur une réduction lente et timide à partir de la fin de l’année qui, selon le FMI, devrait permettre au baril de brut de se stabiliser aux alentours de 60 dollars… en 2019 !

Autant dire que d’ici là, les problèmes auront largement empiré dans certaines régions du globe, dépassant largement les frontières des pays en difficulté. Une grande instabilité géopolitique risque fort de régner dans les zones les plus sensibles, constituant un terreau fertile aux extrémismes en tous genres.

Personne ne sera épargné et même l’Europe, prisonnière de son rôle de Grande Sœur des Pauvres, sera très probablement, et très durablement, impactée par ces désordres mondiaux (après s’être presque félicitée d’une chute des cours du pétrole qui faisait baisser sa facture énergétique à court terme). Sans compter qu’à 60 dollars le baril, États Unis et Russie ne seront toujours pas en mesure de rentabiliser leurs exploitations et auront surtout perdu beaucoup d’argent, devenant incapables de conserver leur niveau d’influence sur le reste du globe,

Au final, seules les monarchies pétrolières se seront encore enrichies, devenant potentiellement les seules puissances ayant les moyens de soutenir un grand nombre d’économies à travers le monde. Y compris certaines économies occidentales. Un nouvel ordre mondial est-il en marche ?